A PROPOS DE L’OEUVRE DE G.WACJMAN
: L’OBJET DU SIECLE
Compte-rendu établi à partir de l’enregistrement de
son intervention le jeudi 9 mars 2000.
E. Mahieu
Voilà comment Gérard Wacjman
parle de son livre dans une librairie internet...
" A l'instant de prendre congé de
ce siècle, il m'a semblé naturel de poser cette question
: parmi tous les objets de notre monde, quel est celui qu'on pourrait nommer
l'objet du XXe Siècle, le plus représentatif ? La vraie invention
des temps modernes ? La télé, la fusée, les antibiotiques...
La liste est longue, et le choix difficile. Mais, très vite, il
m'est apparu qu'un tel palmarès négligeait un fait essentiel
: si notre siècle a été celui du triomphe des objets,
il a été au moins autant celui de leur destruction - étrange
époque qui, avec la production de masse, a créé la
destruction de masse ; et surtout, que la destruction pouvait être
"fabriquée", produite exactement comme un objet, comme un autre,
techniquement, à la chaîne. C'est ce qu'on a découvert
dans les camps d'extermination nazis, conçus comme des usines. Voilà
où est peut-être l'invention du XXe siècle, la vraie.
On pourra alors s'étonner que pour parler de ces grandes affaires
j'invite à aller regarder de près des oeuvres d'art, qui
sont, en principe, tournées vers la beauté, loin de tout
ça. Qu'est-ce que la "Roue de bicyclette" de Duchamp ou le "Carré
noir" de Malevitch ont à voir avec ce qui agite le siècle
? Je laisse le suspens. Disons que je crois qu'on se trompe sur l'art,
et que les grandes oeuvres ne sont pas tellement là pour nous distraire
- ça, c'est le rôle de la télé. Je crois plutôt
qu'elles nous plongent au coeur du réel, que ce sont, elles aussi,
des objets, mais un peu spéciaux, des sortes d'instruments qui nous
découvrent le monde en vérité. Des trucs faits surtout
pour nous faire voir les trous. En gros, c'est l'idée. On peut être
d'accord, ou pas d'accord ". G.Wacjman.
...Et comment il le fait dans notre
séminaire
LA QUESTION DE L’OBJET
Wacjman commence par mettre au clair le
lien entre l’objet d’art contemporain nous disant que cela concerne aussi
la question de l’objet chez Lacan. Il se défend de concevoir son
entreprise comme une tentative pour prouver les capacités qu’une
théorie analytique a de rendre compte d’un certain nombre d’éléments
de la réalité, comme des œuvres d’art. Ou encore, de poursuivre
avec des éléments de la théorie lacanienne une entreprise
de psychanalyse appliquée. Ce qui l’intéresse, et qu’il est
venu nous dire est plutôt ceci : Lacan renferme entièrement
toute l’entreprise freudienne dans cette thèse qu’il émet
au début des années 50, " L’inconscient est structuré
comme un langage ", ce qui supposait une réduction pensable de ce
qu’on appelait l’inconscient, et que Freud avait inventé, à
travers un système qui était celui d’une structure, celle
du langage, et qui régit entièrement la pratique du psychanalyste.
Ceci constituait, au fond, la prise en compte tout simplement du fait que
l’invention de Freud consistait à guérir par du blabla, et
on pouvait émettre l’hypothèse que si l’on guérissait
par le blabla c’est peut être que l’inconscient avait à faire
avec le blabla. Mais, la question qui s’est posée à Lacan,
en un sens, était de se demander si tout est langage, ou est-ce
qu’il y a quelque chose qui excède ou qui résiste ou qui
ne rentre pas, qui ne se trouve pas réductible, soluble dans le
langage ? Si le langage est le principe même qui fonde l’action du
psychanalyste, est-ce qu’on peut dire que tout y est réductible
? Wacjman soutient que Lacan est arrivé à l’idée toute
simple qu’il y avait un élément qui n’était pas réductible
et dont la tradition analytique pouvait proposer comme nom ce qui était
déjà chez Freud, celui de l’objet. Et l’idée générale
c’est qu’il est le point qui résiste, qui n’est pas soluble dans
le signifiant. Quel est ce point dont le discours analytique ne peut faire
que tourner autour, ne peut viser cet élément qui constitue
le cœur même du secret au fond des sujets, puisque c’est ce à
quoi leur désir est attaché ?
L’OBJET ET LE MANQUE
Wacjman va plus loin : pour lui, la théorie
de l’objet chez Lacan, c’est au fond la théorie lacanienne en tant
que telle, c’est-à-dire ce que Freud n’a pas pu inventer. Et qu’il
n’a pas pu inventer pour mille raisons, dit Wacjman. Biographiques, par
exemple : Freud meurt en 1938. Epistémologiques, car cet objet était
inscrit dans ce que Lacan a déduit sur la structuration langagière
de la pensée. Lacan invente cela en se fondant sur l’idée
que ce qui fait le cœur de l’objet ce ne sont pas les objets ! C’est l’idée
qu’il a fallu tout de même penser un raffinement de l’objet, de la
théorie de l’objet, qui ferait que l’objet en tant que tel et son
absence soient absolument équivalents. Au fond, c’est que le sein
il est d’autant plus réel dans le sevrage. C’est au moment où
l’enfant perd le sein que le sein devient véritablement un objet
de désir. Et ce que Lacan a appelé l’objet a, c’est rien
d’autre que ça : la manière de rendre compte de quelque chose
qui serait une positivité de l’absence, du manque d’objet. Ce qui
est constitutif de l’objet c’est son manque.
LE MANQUE ET LES ARTISTES
Cette invention de l’objet chez Lacan que
retrace Wacjman, c’est une invention qui n’a d’échos ni d’équivalent,
que chez ceux qui ont eu le soupçon de cet objet : les artistes.
Ça met en parallèle les psychanalystes et les artistes. Mais
pour Wacjman, ce compagnonnage est infiniment plus profond. C’est à
dire que tout à coup l’art n’est pas seulement un domaine latéral
auquel les psychanalystes peuvent s’intéresser comme tout le monde,
avec de la culture et investir dessus et réfléchir avec l’appareillage
conceptuel qui est le leur, mais qu’il existe une communauté des
deux. Il prend l’exemple de Bruce Newman. Dans les année soixante-dix
Bruce Newman a fait une œuvre d’une simplicité folle, qui s’appelle
le Vide de sous ma chaise. Il a moulé avec une résine
le vide de sous sa chaise et il a exposé cet objet. Ce truc, qui
est vraiment rien, Wacjman propose qu’il soit considéré une
des œuvres majeures du XXème siècle. Positiver l’absence
de quelque chose, positiver un manque, faire que ce qui est vide de quelque
chose devienne un plus. Aller même jusqu’à l’incarner, y compris
sous la forme d’un bloc de quelque chose qu’on pourrait mettre sur sa cheminée.
Cette opération là, nous dit Wacjman, est non seulement contemporaine,
mais elle est homogène au champ de la psychanalyse. Une œuvre comme
celle-là, c’est l’objet (a) de Lacan.
LE MANQUE ET LA SHOAH
Le point consiste à dire que l’invention
de l’objet (a) chez Lacan, c’est une invention qu’il fait là où
s’est inscrit dans l’activité humaine l’événement
qui fait le cœur du XXème siècle et dont nous sommes les
héritiers. Et pas seulement au sens historique, c’est aussi parce
que pour les psychanalystes aujourd’hui, ce qu’a été la Shoah
constitue l’horizon du sujet contemporain. Qu’on le veuille ou non, la
question n’est pas de savoir si on y pense, si c’est une question qui nous
préoccupe, si on fait quelque chose, si un devoir de mémoire
s’inscrit pour chacun comme une nécessité. Ce n’est pas du
tout cette question là. C’est quelque chose de la structure qui
a changé en 1945, et dont on trouve des effets sur le divan. Par
exemple, une chose aussi simple qui consiste à dire, si on passe
par les représentations, que tous les rêves, tout ce qui concerne
le corps morcelé, les massacres, toutes les évocations, les
troubles dont les gens peuvent témoigner devant les massacres de
masse auxquels on est encore confrontés aujourd’hui, ont un référent
unique qui sont précisément les camps d’extermination. C’est
un fait indiscutable, dit Wacjman, dont le témoignage nous est donné
sur tous les divans, d’une certaine manière.
Où s’est inscrit cette question
dans nos pratiques ? Gérard Wacjman va le situer à partir
de son parcours personnel vers la psychanalyse. L’intérêt
qu’il a eu pour la psychanalyse, le fait de devenir psychanalyste, c’est
une chose qui lui est venue au travers de défilés divers
(médecin, psychiatre), en particulier par la philosophie et par
la littérature, et plus exactement sur la base d’une sorte de point
d’impuissance d’une impression d’éprouver comment ni la philosophie,
ni la littérature ne pouvaient rendre compte de ce fait, de ce réel
sans trace, de ce siècle qui avait compté pour lui directement.
Qu’est-ce que la philosophie a inventé sur cette question là
? C’est une question qu’on est en droit de poser à la philosophie,
qu’est ce que la philosophie a inventé depuis 1945 qui rende raison,
qui rende compte, qui inscrive quelque part l’événement qu’a
été la Shoah ? Essentiellement des choses relativement faibles,
dit Wacjman, voire un peu étranges... Et qui en tous les cas, témoignent
d’une impuissance de la philosophie à rendre compte de ça.
Et peut être un des contenus possibles de la notion d’antiphilosophie
chez Lacan , c’est l’idée tout simplement que le temps de la philosophie
a été clos d’une certaine manière par cet événement.
LE E DE PEREÇ
Dans la littérature, Wacjman pense
qu’il n’y a rien véritablement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y
a pas eu de la littérature là dessus, comme les livres de
témoignages, Primo Lévi et les autres ouvrages célèbres
qu’il y a là dessus. La question elle serait de savoir : est-ce
que ça a changé la littérature ? D’abord il dit qu’il
n’est pas du tout convaincu que la littérature ait été
changée par ce réel là. Mais, d’autre part, le livre
essentiel qui ait été écrit là dessus, c’est
un ouvrage de Péreç. Ce livre qui s’appelle La disparition,
est le grand roman sur la Shoah. Il s’appelle La disparition parce qu’il
parle d’une disparition, dans le sens où il est un livre qui est
entièrement fait, entièrement écrit (300 pages à
peu près), dans lequel ne figure aucun mot qui comporte un e.
Le e, dont il faut préciser deux choses : c’est la lettre
la plus fréquente statistiquement dans la langue française,
non seulement la voyelle la plus fréquente, mais la lettre en général
la plus fréquente, et d’autre part, il est évident que c’est
la seule voyelle qui figure dans le nom de Péreç. Cela ne
peut pas échapper à des oreilles de cliniciens. D’autant
plus que lorsqu’on dit " George Pérec ", commente Wacjman, on peut
avoir le sentiment qu’on parle d’un marin breton... Mais cela ne prononce
pas " Pérec ", mais " Péretz ". C’est un ç (tz) slave.
Son arrière grand-père avait été un des écrivains
Yiddish les plus importants en Pologne, nous dit-il. Donc, il s’appelait
George Péreç, et il faut ajouter à ça tout
d’abord qu’il était juif et cela suppose une écriture qui
- en Yiddish c’est la même chose qu’en Hébreux - est une écriture
consonantique qui n’écrit que des consonnes. Alors, si on écrit
en Yiddish le nom " Péreç " on ne doit écrire que
les consonnes, on n’écrit pas les e. Ce qui veut dire, d’une
certaine manière, que le roman qui s’appelle La disparition
est un roman qui en faisant disparaître les e, écrit
du Yiddish en français. C’est du Yiddish écrit avec des caractères
latins, et c’est en cela que Wacjman dit que ça lui semble être
le livre sur la Shoah, le plus grand livre. Précisément,
parce que ce n’est pas un livre qui parle de la Shoah du tout, mais qu’il
a accompli quelque chose qui était de manifester, de positiver,
de rendre présent la disparition dont il est question. La disparition
est présente dans tout le livre par le fait qu’il y a une lettre
qui est absente, qui est disparue, et qu’à cette disparition on
y est confronté dans la lecture du livre par l’absence même
de la chose. Ce qui fait voisiner, voire même identifier, ce qu’il
évoquait du Vide dessous ma chaise de Bruce Newman, et le
roman de Péreç. " C’est exactement la même chose ",
dit Wacjman. Ce sont les deux, deux manières de restituer dans une
positivité le vide de quelque chose. Et ce, selon un principe qui
lui paraît essentiel dans l’affaire : sans transposition, sans métaphore,
sans symbolisation et sans image.
TRANSPOSER, SYMBOLISER, PRESENTIFIER
Alors, si on prend les registres lacaniens
du symbolique, de l’imaginaire et du réel, on peut s’interroger
: qu’est ce que c’est que l’entreprise de parler ? C’est de symboliser
du réel, de transposer quelque chose qui nous est arrivé
: des faits, des événements, une histoire, etc., de les transposer,
de les faire passer dans le langage. Les symboles, c’est-à-dire,
les métaphores, les histoires... dès qu’on se met à
parler de quelque chose, on fait une narration d’un événement
ou on représente l’absence de la chose par un signifiant, ce qui
est le propre de toute activité de langage. Nous ne cessons pas
de transposer. Ça, c’est l’activité symbolique de l’individu
normal que nous sommes, de tout être parlant : nous transposons.
Il existe un autre mode de transposition, qui est justement le mode imaginaire
: au lieu que ce soient des symboles, on donne des images.
La question est de savoir, est-ce qu’il
y a un troisième mode de représentation, qui n’aurait recours
ni au symbole, ni à l’image ? Ce mode de représentation est
celui qu’il évoque à propos de Bruce Newman et à propos
de Péreç. Un mode qui n’est plus de la représentation,
quelque chose qui n’est plus de l’ordre de la transposition. On ne transpose
plus rien, mais on présente, c’est la chose elle-même qui
est présentée.
Et l’enjeu tourne autour de cette question
de l’objet : l’objet chez Freud et l’objet lacanien. Lacan a fait une seule
invention dans la psychanalyse, la seule invention qu’il est faite, signale
Wacjman. Tout le reste consiste à pousser la logique freudienne
dans toutes ses conséquences. La seule invention de Lacan donc,
c’est cet objet là. Et l’hypothèse que fait Wacjman c’est
que c’est un rejeton de la Shoah. La conclusion qu’il tire de ça
c’est que les deux seuls domaines de l’activité de la pensée
humaine en général dans lesquels quelque chose s’est comptabilisé
de cet événement qu’est la Shoah ce sont la psychanalyse
et l’art. Il existe un texte de Vernant sur la naissance de l’art de la
statuaire grecque, et il évoque le fait simplement que la première
statuaire grecque ce n’était pas des statues. C’était des
bouts de bois, absolument sans forme, censés être l’incarnation
directe des dieux. Ils n’avaient ni la gueule d’un dieu, ni rien du tout
de ce qu’on a connu ensuite dans l’art statuaire, des statues sublimes
avec des corps magnifiques qui vantaient au contraire l’image du corps
et une corporalité humaine chez les dieux. C’étaient des
bouts de bois étaient censés être la présence
même du dieu sur la terre, une sorte d’incarnation, une présentification.
Wacjman attribue l’invention du terme à Vernant, l’idée d’opposer
à la représentation, l’idée de la présentation
ou de la présentification. Une présentification qui s’oppose
justement à tout ce qui est de l’ordre de la représentation,
donc de la substitution. Le bout de bois c’était le dieu, comme
le bloc de Bruce Newman.
CONSOLER, DIVISER
Freud, lui était freudien... y compris
dans un fait tout simple, dans un fait biographique : il aurait pu être
lacanien après 1945. Alors il aurait peut être inventé
ce que Lacan a fait. Mais, il disparaît en 1939. La théorie
générale chez Freud, a un rapport à l’art qui est
absolument traditionnel : le regard de Freud sur l’art c’est la consolation,
c’est le malaise dans la civilisation. On est tous confronté au
symptôme, on paye très chère notre participation à
ce monde, à cette société, au prix de notre castration,
et comme petit bénéfice, comme supplément d’âme
pour ça, on nous file de la beauté. On va dans les musées,
et on a une petite récupération du malaise, et du coup cela
désigne le musée comme le lieu même du malaise dans
la civilisation. Freud avait l’idée que l’art compensait cela, que
l’art consolait de la castration, puisqu’au fond la castration c’est un
autre nom du malaise. Le point c’est qu’évidemment quand on va aujourd’hui
dans un musée et que nous voyons les œuvres qu’on nous présente,
poursuit Wacjman, on peut tout dire des oeuvres, sauf qu’elles vous consolent.
C’est plutôt inquiétant, on n’a pas envie de toucher. On est
plutôt pris par l’angoisse, on est plutôt divisé que
consolé. C’est le propre de l’art contemporain : il nous divise
plutôt qu’il nous console. Entreprise analogue à celle de
la psychanalyse... " Je ne dis pas que c’est pareil, le psychanalyste n’est
pas un artiste, enfin, l’image du psychanalyste comme artiste a plutôt
tendance à faire rire... "